L’éditorial de Jean-Emmanuel Ducoin
“Ceux qui se suicident au travail ne sont que
très rarement des dépressifs ou des mélancoliques,
mais plutôt ceux qui aiment leur travail
et se dévouent sans compter… »
Le suicide, disait Victor Hugo, est une « mystérieuse voie
de fait sur l’inconnu » . Parfois ce mystère – appelons-le
« les racines du mal » – se trouve là sous nos yeux,
identifiable et identifié, prêt à ruiner les êtres les plus solides.
Répétons-le : ceux qui se suicident au travail ne sont
que très rarement des dépressifs ou des mélancoliques,
mais plutôt ceux qui aiment leur travail et se dévouent
sans compter.
Les salariés d’Orange, ex-France Télécom, en savent quelque chose. Un rapport accablant de l’inspection
du travail révèle à quel point les pratiques managériales sont à la source, aujourd’hui encore, de la détresse
extrême des salariés. Après les vagues de suicides des années 2000, les dirigeants actuels avaient affirmé,
la main sur le cœur, que tout avait changé. Il n’en est rien. Travailler tue encore chez Orange :
21 suicides en 2014, déjà 6 en 2015…
Idée insupportable, celle que le suicide puisse devenir un acte ultime de renoncement, parfois de résistance.
Faut-il s’étonner que des entreprises comme Orange soient concernées ? Celles dont les missions de service
public s’incarnaient jadis dans leurs salariés, eux-mêmes fiers et heureux de participer à ce bien commun
que la République exalte tant.
Orange, ce fleuron que le monde entier nous
enviait, a connu toutes les dérives des nouveaux
modes de gestion par le stress, la rentabilité,
les mobilités forcées, les objectifs irréalisables,
les restructurations, les changements de métiers,
la détérioration des rapports entre salariés
visant à briser tout esprit de corps.
Les remaniements de l’identité exigés, relevant de
l’injonction à trahir les règles de l’art puis l’éthique
personnelle, ont conduit les salariés,
consciemment ou non, à se trahir eux-mêmes
pour satisfaire les exigences. Ces organisations du travail ont détruit le collectif et la coopération,
la solidarité et le vivre-ensemble, laissant place à la solitude de chacun, la peur.
Et le désespoir absolu.
Travailler : est-ce seulement produire de la richesse pour des actionnaires invisibles, sans horizon
d’épanouissement ni possibilité de se transformer soi-même, au service des autres ?