Publiée le 19 février sur le blog de Philippe Torreton,
vous pourrez retrouver cette lettre dans l’Humanité Dimanche
de cette semaine
Jean,
J’aimerais te laisser tranquille, au repos dans cette terre choisie.
J’aurais aimé que ta voix chaude ne serve maintenant qu’à faire
éclore les jeunes pousses plus tôt au printemps, la preuve, j’étais
à Entraigues il n’y a pas si longtemps et je n’ai pas souhaité faire
le pèlerinage. Le repos c’est sacré !
Pardon te t’emmerder, mais l’heure est grave, Jean. Je ne sais pas si là où tu es tu ne reçois que le Figaro
comme dans les hôtels qui ne connaissent pas le débat d’idées , je ne sais pas si tu vois tout, de là haut,
ou si tu n’as que les titres d’une presse vendue aux argentiers proche du pouvoir pour te tenir au parfum,
mais l’heure est grave!
Jean, écoute moi, écoute nous, écoute cette France que tu as si bien chantée, écoute la craquer, écoute la
gémir, cette France qui travaille dur et rentre crevée le soir, celle qui paye et répare sans cesse les erreurs
des puissants par son sang et ses petites économies , celle qui meurt au travail, qui s’abime les poumons,
celle qui se blesse, qui subit les méthodes de management, celle qui s’immole devant ses collègues de bureau,
celle qui se shoote aux psychotropes, celle à qui on demande sans cesse de faire des efforts alors que
ses nerfs sont déjà élimés comme une maigre ficelle, celle qui se fait virer à coups de charters, celle que l’on
traque comme d’autres en d’autres temps que tu as chantés, celle qu’on fait circuler à coups de circulaires,
celle de ces étudiants affamés ou prostitués, celle de ces ceux-là qui savent déjà que le meilleur n’est pas
pour eux, celle à qui on demande plusieurs fois par jour ses papiers, celle de ces vieux pauvres alors que
leurs corps témoignent encore du labeur, celles de ces réfugiés dans leurs propre pays qui vivent dehors et
à qui l’on demande par grand froid de ne pas sortir de chez eux, de cette France qui a mal aux dents,
qui se réinvente le scorbut et la rougeole, cette France de bigleux trop pauvres pour changer de lunettes,
cette France qui pleure quand le ticket de métro augmente, celle qui par manque de superflu arrête l’essentiel…
Jean, rechante quelque chose je t’en prie, toi, qui en voulais à D’Ormesson de déclarer, déjà dans le Figaro,
qu’un air de liberté flottait sur Saïgon, entends-tu dans cette campagne mugir ce sinistre Guéant qui ose
déclarer que toutes les civilisations ne se valent pas ? Qui pourrait le chanter maintenant ? Pas le rock français
qui s’est vendu à la Première dame de France.
Écris-nous quelque chose à la gloire de Serge Letchimy qui a osé dire devant le peuple français à quelle
famille de pensée appartenaient Guéant et tous ceux qui le soutiennent!
Jean, l’huma ne se vend plus aux bouches des métro, c’est Bolloré qui a remporté le marché avec ses gratuits.
Maintenant, pour avoir l’info juste, on fait comme les poilus de 14/18 qui ne croyaient plus la propagande,
il faut remonter aux sources soi-même, il nous faut fouiller dans les blogs… Tu l’aurais chantée même chez
Drucker cette presse insipide, ces journalistes fantoches qui se font mandater par l’Élysée pour avoir l’honneur
de poser des questions préparées au Président, tu leur aurais trouvé des rimes sévères et grivoises avec vendu…
Jean, l’argent est sale, toujours, tu le sais, il est tâché entre autre du sang de ces ingénieurs français. La justice
avance péniblement grâce au courage de quelques uns, et l’on ose donner des leçons de civilisation au monde…
Jean l’Allemagne n’est plus qu’à un euro de l’heure du STO, et le chômeur est visé, insulté, soupçonné. La
Hongrie retourne en arrière ses voiles noires gonflées par l’haleine fétide des renvois populistes de cette droite
“décomplexée”.
Jean, les montagnes saignent, son or blanc dégouline en torrents de boue, l’homme meurt de sa fiente carbonée
et irradiée, le poulet n’est plus aux hormones mais aux antibiotiques, et nourri au maïs transgénique. Et les
écologistes n’en finissent tellement pas de ne pas savoir faire de la politique. Le paysan est mort et ce n’est pas
les numéros de cirque du salon de l’agriculture qui vont nous prouver le contraire. Les cowboys aussi faisaient
tourner les derniers indiens dans des cirques ! Le paysan est un employé de maison chargé de refaire les jardins
de l’industrie agroalimentaire, on lui dit de couper il coupe, on lui dit de tuer son cheptel il le tue, on lui dit de
s’endetter il s’endette, on lui dit de pulvériser il pulvérise, on lui dit de voter à droite il vote à droite… Finies
les jacqueries!
Jean, la Commune n’en finit pas de se faire massacrer chaque jour qui passe. Quand chanterons-nous
“le Temps des Cerises” ? Elle voulait le peuple instruit, ici et maintenant on le veut soumis, corvéable, vilipendé
quand il perd son emploi, bafoué quand il veut prendre sa retraite, carencé quand il tombe malade… Ici on
massacre l’École laïque, on lui préfère le curé, on cherche l’excellence comme on chercherait des pépites de
hasards, on traque la délinquance dès la petite enfance mais on se moque du savoir et de la culture partagés…
Jean, je te quitte, pardon de t’avoir dérangé, mais mon pays se perd et comme toi j’aime cette France, je l’aime
ruisselante de rage et de fatigue, j’aime sa voix rauque de trop de luttes, je l’aime intransigeante, exigeante,
je l’aime quand elle prend la rue ou les armes, quand elle se rend compte de son exploitation, quand elle sent
la vérité comme on sent la sueur, quand elle passe les Pyrénées pour soutenir son frère ibérique, quand elle
donne d’elle-même pour le plus pauvre qu’elle, quand elle s’appelle en 54 par temps d’hiver, ou en 40 à
l’approche de l’été. Je l’aime quand elle devient universelle, quand elle bouge avant tout le monde sans savoir
si les autres suivront, quand elle ne se compare qu’à elle-même et puise sa morale et ses valeurs dans le
sacrifice de ses morts…
Jean je voudrais tellement t’annoncer de bonnes nouvelles au mois de mai…
Je t’embrasse.