Roberto Ferrucci : « Fahrenheit 451, vous vous souvenez ? Bon, en Italie, on y est. »
Posté par communistefeigniesunblogfr le 5 février 2011
Source : humaginaire.net/
Au secours, par Roberto Ferrucci
Par Thomas Lemahieu, mercredi 26 janvier 2011, – Rêves de droite – Lien permanent
C’est étrange de me promener dans les librairies parisiennes, de voir mes livres exposés dans les rayons, et de penser que peut-être, dans quelque temps, ils seront introuvables dans un certain nombre de librairies de ma région, la Vénétie. Absents, mais pas parce qu’ils seraient épuisés. Non, expulsés par autocensure, par peur. Cette peur qui tenaille désormais les consciences de tant d’Italiens. Qui, entre le courage et la quiétude, choisissent la seconde. Après les bibliothèques, effet domino de la peur, ça pourrait être le tour des librairies. Cela arrivera comme une conséquence de la décision d’un conseiller provincial de Venise, l’ex fasciste Raffaele Speranzon, d’« inviter » les bibliothèques à exclure des prêts les livres de tous les auteurs qui, en 2004, avaient signé un appel de soutien à Cesare Battisti. Il a ensuite fait marche arrière, invoquant une provocation. Mais son homologue chargée de l’Éducation à la Région Vénétie, Elena Donazzan, ex fasciste elle aussi, s’est emparée de l’initiative pour l’élargir à toutes les écoles de Vénétie. Dehors, les livres des écrivains dérangeants !
A juste titre, plusieurs personnes me demandent, ces derniers jours, quels sont les livres frappés d’interdiction et pourquoi. En fait, il ne s’agit pas de titres, mais bien des bibliographies complètes de tous les auteurs signataires de cet appel. Voilà une décision digne d’un régime totalitaire, applaudie avec enthousiasme par Luca Zaia, le président Ligue du Nord de la Région Vénétie. C’est une affaire qui, ensuite, a poussé certains bibliothécaires à révéler que, depuis des mois, des maires membres de la Ligue du Nord les contraignent à retirer des rayonnages les auteurs les plus embarrassants. Au premier rang desquels on trouve Roberto Saviano, coupable d’avoir dit et écrit que la Ligue du Nord, en particulier en Lombardie, a des liens étroits avec la ‘ndrangheta (la mafia calabraise, NDLR). C’est arrivé, par exemple, aux lecteurs de la bibliothèque de Preganziol dans la province de Trévise : Gomorra présent au catalogue, et bien sûr en plus d’un exemplaire, mais indisponible pour le prêt. Disparu. Brûlé peut-être par ce même maire de la Ligue du Nord qui en a réclamé la mise à l’index ?
Ce qui, quoi qu’il arrive, ne surprend plus en Italie, c’est l’indifférence qui, constante, accueille toute la bestialité que la classe politique italienne nous administre. Si, vu d’ici en France, la plupart des gens peuvent légitimement imaginer un soulèvement des lecteurs en Italie, des bibliothèques envahies symboliquement par des milliers d’usagers indignés et en colère, qu’ils se ravisent ! Comme pour tout, maintenant, dans mon pays, la léthargie règne en maître. D’un côté, une indifférence chronique pour tout ce qui est la culture ; de l’autre, l’accoutumance à une politique qui fait des interdits et de la vulgarité sa carte de visite. Il y a certes l’habituelle indignation virtuelle, celle des blogs et des réseaux sociaux, mais dans le pays le plus arriéré y compris du point de vue de l’Internet, elle ne produit rien, aucun signe, dans le quotidien, dans le réel. C’est la même indifférence que sur les rapports entre le gouvernement et la mafia, entre le gouvernement et les aventures sexuelles ; les attaques contre la culture ne semblent préoccuper personne. Et le pouvoir sait qu’il peut toujours s’avancer un peu plus loin… Toujours plus au-delà. Impunément. En France, la réussite éditoriale de ces dernières semaines est le livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous !. Je m’interroge : qu’en serait-il d’un livre de ce genre dans l’Italie indifférente et déliquescente ?
Mon pays, l’Italie, est un pays perdu. Et ma région, la Vénétie, est devenue le terrain de jeu du totalitarisme. Aux mains de la Ligue du Nord depuis longtemps, la Vénétie répond toujours avec la même adhésion passive à chacun des actes institutionnels, apparemment téméraires et manifestement inacceptables. Ma région est déjà devenue l’avant-poste de l’après-Berlusconi. Un « après » qui sera pire encore, pris dans l’étau de ces dirigeants politiques qui font de l’ignorance une valeur, qui utilisent le terme « intellectuel » comme une insulte, et qui, sans scrupules, n’hésitent pas une seconde à invectiver et à bannir. Le virus peut se propager à toute l’Europe. Il ne craint pas les frontières et, du coup, c’est à l’Union européenne elle-même de s’en occuper. Est-il supportable que, dans un des pays fondateurs de l’Union européenne, il existe un bannissement des écrivains avec un bûcher pas si virtuel que ça constitué de tous leurs livres ? Doit-on encore tolérer avec indolence un acte aussi autoritaire et antidémocratique ? Je suis réconforté par l’indignation que suscite cette nouvelle chez beaucoup de Français. Surtout chez les lecteurs. Qui sait si, de l’autre côté des Alpes, le virus de l’indignation et de la colère pourra nous atteindre, en retour ?
Écrivain italien, vivant à Venise, Roberto Ferrucci a publié, l’année dernière, Ça change quoi (Le Seuil, Paris, avril 2010) et Sentiments subversifs (éditions de la Meet, Saint-Nazaire, novembre 2010). Il est à Paris ces jours-ci pour en parler : rendez-vous jeudi 27 janvier, à 19h, à la librairie La Tour de Babel (10, rue du Roi de Sicile, 75004 Paris), ou samedi 29 janvier, à 10h45, à l’auditorium du Petit Palais (Avenue Winston Churchill, 75008 Paris). Cette tribune a été publiée dans l’Humanité du 2 février 2011.
Photos ajoutées par « Feignies Ensemble… »
Source de l’affiche : site de Serge Quadruppani
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