Article paru dans l’Humanité du 12 décembre 2009
L’Argentine juge les bourreaux de l’Esma
Par Bernard Duraud
Le procès des tortionnaires du centre de détention de la dictature a débuté hier, à Buenos Aires. Parmi les accusés, Alfredo Astiz, impliqué dans l’enlèvement et le meurtre de deux religieuses françaises.
Vingt-six ans après la fin de la « sale guerre », l’Argentine juge les tortionnaires du plus sinistre centre de détention clandestin de la dictature (1976-1983), l’École de mécanique de la marine (Esma). Depuis l’annulation, en 2003, des lois qui garantissaient l’impunité aux militaires, et malgré les lenteurs de la justice, plusieurs procès se sont ouverts cette année contre ceux qui ont séquestré, torturé, assassiné et fait disparaître quelque 30 000 opposants politiques en Argentine, au nom de la lutte contre « la subversion ».
Trois cents témoins défileront à la barre
Le procès concernant l’Esma a commencé hier, après des mois d’ajournement. Sur le banc des accusés, 19 prévenus – dont le plus connu d’entre eux, Alfredo Astiz, « l’ange blond de la mort » ou le « corbeau » – devront répondre de la disparition de 86 victimes. Trois cents témoins défileront à la barre lors du premier volet de ce « mégaprocès ». Car, en parallèle, l’enquête continue, nombre de dossiers s’ouvrent, une cinquantaine de militaires devraient être jugés pour la disparition de neuf cents victimes.
L’Esma, dans le quartier de Nunez, au nord de Buenos Aires, est aujourd’hui un espace dédié à la mémoire. Il fut un lieu de mort terrifiant, où 5 000 opposants à la junte militaire ont « disparu ». Ils ne furent que 250 environ à en sortir vivants. Les autres moururent sous la torture ou furent jetés, drogués mais encore vivants, dans le Rio de la Plata depuis un avion ou un bateau. Des étrangers, 18 Français notamment, y ont aussi transité. L’enceinte a abrité l’état-major de la répression, des chambres de torture et des pouponnières pour les bébés arrachés dès leur naissance aux détenues.
Alfredo Astiz, cinquante-huit ans, ex-capitaine de frégate, s’était fait remarquer en infiltrant un groupe des « folles de la place de Mai », qui cherchaient leurs fils et filles enlevés. En décembre 1977, douze personnes sont arrêtées à la sortie de l’église de Santa Cruz, dont trois des fondatrices des Mères de la place de Mai – parmi elles, Azucena Villaflor – et deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet. Elles seront sauvagement torturées puis jetées dans l’océan.
Condamné à perpétuité par contumace en France en 1990, en Italie en 2007, Astiz est également accusé d’être impliqué dans la disparition de l’Argentino-Suédoise Dagmar Hagelin. Le cas des « nonnes volantes », comme les appelaient avec cynisme les militaires, est le plus connu des dossiers que traitera le tribunal lors de ce procès dont « l’ouverture prouve que le peuple argentin n’a jamais renoncé à exiger que justice soit rendue contre les atroces crimes de la dictature », a affirmé Graciela Daleo. Elle est l’une des rares survivantes de l’Esma.